CHAPITRE 9
Enterrés
vifs.
Le soleil venait d’apparaître à l’horizon lorsque je quittai notre cabine. Emerson tentait encore d’émerger de son abrutissement matinal habituel en s’aspergeant (et en aspergeant le sol) d’eau froide. Tout en me dirigeant d’un pas vif vers le pont supérieur, je passai devant le salon et constatai, à ma grande surprise, que Walter était là avant moi.
Un sourire éclaira son visage lorsqu’il se leva.
— J’espère que vous ne m’en voudrez pas d’avoir jeté un coup d’œil sur votre travail, Amelia. C’est impoli, je le sais bien, mais je n’ai pas pu résister quand j’ai vu que vous traduisiez Apophis et Sékenenrê.
— Je ne vous en veux nullement, bien entendu.
En revanche je lui en voulais d’être debout de si bonne heure. Cela augurait mal de la réconciliation que j’avais espérée, et son expression, bien qu’aimable comme toujours, n’affichait pas ce je-ne-sais-quoi qui (à mon œil exercé) trahit immanquablement (d’après mon expérience) ce genre de réconciliation.
— J’ai été forcée de négliger ma traduction ces jours derniers, poursuivis-je en dissimulant ma déception. C’est un texte curieux, n’est-ce pas ?
— Vous avez l’intention de lui donner une fin, comme pour les autres contes de fées égyptiens que vous avez traduits ?
— J’avais espéré, oui, mais j’avoue que je ne vois pas de fin logique. Le texte est loin d’être complet et le sous-entendu du message du roi des Hyksos m’échappe. Il s’agit manifestement d’une insulte mortelle, mais pourquoi ? Oh, bien sûr, cette exigence arrogante est celle d’un monarque envers un inférieur, mais il y a sûrement autre chose. Et pourquoi Sékenenrê et ses courtisans ne savent-il comment répondre ?
— Il se peut qu’il y ait quelque signification religieuse obscure, approuva Walter. Comme vous le savez, chère sœur, la religion égyptienne est merveilleusement incohérente, et un animal comme l’hippopotame pouvait être bon ou mauvais – la bienveillante déesse de l’enfantement d’un côté, l’ennemi mortel du dieu-soleil Rê de l’autre. Seth, le meurtrier d’Osiris, a pris la forme de cet animal quand il a combattu Horus, le fils d’Osiris, dans le fameux conte La chasse à l’Hippopotame Rouge. Les Hyksos étaient considérés comme des adorateurs de Seth. Mais cela, dit Walter en secouant la tête, ne rend la situation que plus mystérieuse. Pourquoi le roi des Hyksos aurait-il exigé la mise à mort de l’animal qui représentait son dieu ?
— Walter, je crois que vous m’avez fourni un indice, m’exclamai-je. Vous essayez de recourir à la logique occidentale moderne. Il est nécessaire d’entrer dans l’esprit illogique des anciens Égyptiens.
— Personne ne sait faire cela mieux que vous, chère sœur.
Avant que je puisse répondre à ce gracieux compliment, Emerson entra en coup de vent dans le salon.
— Nous sommes en retard, déclara-t-il d’un ton accusateur. Où est tout le monde ?
— Sur le pont supérieur, je suppose, répondis-je en me levant. Nous y prenons toujours le petit déjeuner, comme vous le savez fort bien.
Nefret et Ramsès étaient déjà en train de manger, car nous n’attachions guère d’importance au protocole pour ce premier repas de la journée. Je servais le thé à l’instant où Evelyn se joignit à nous. Je réussis à rattraper la théière avant de renverser trop de thé.
— Ciel ! s’écria Walter, regardant sa femme les yeux écarquillés. Quand t’es-tu procuré cet… euh… ensemble, ma chérie ? Je ne t’ai jamais vue le porter.
— Les hommes ne se souviennent jamais de ce que portent les femmes, observa Evelyn en prenant la chaise que lui tendit Ramsès.
— Je ne crois pas que j’aurais pu oublier ça !
Il n’avait pas tort. Il s’agissait d’une copie du costume que j’avais porté avant de sauter un pas hardi en adoptant pantalon et veste d’homme. Le pantalon turc d’Evelyn était encore plus volumineux que le mien naguère, et d’un bleu éclatant. Ses bottes, qui lui montaient jusqu’aux genoux, n’avaient de toute évidence jamais été portées.
— Je ne sais pas pourquoi tu perds ton temps à parler de ma garde-robe, Walter, dit Evelyn froidement. Nous devrions revenir au sujet dont nous discutions hier soir.
Emerson – qui, naturellement, n’avait rien remarqué d’inhabituel dans la tenue d’Evelyn – reposa brutalement sa tasse sur la soucoupe.
— Je n’ai nullement l’intention d’y revenir. Dois-je vous rappeler qu’il s’agit d’une expédition archéologique ? La tâche qui nous attend est redoutable, et nous sommes toujours à court de bras.
— Radcliffe, tu sais que nos sommes à ta disposition, annonça Walter. Dis-nous ce qu’il faut faire.
Emerson écarta sa tasse et posa les coudes sur la table.
— La tombe est indubitablement celle de Tétishéri. Mais les peintures sont… bref, ce n’est pas ce à quoi je m’attendais. Les réponses aux questions que je me pose viendront peut-être lorsque nous aurons fini de déblayer le couloir d’entrée.
Il s’interrompit pour bourrer sa pipe, et Ramsès profita du silence momentané pour déclarer :
— Il reste si peu de la décoration de ce couloir que je me demande si elle n’a pas été délibérément détruite.
— Quoi ? s’exclama Walter. Comment es-tu arrivé à cette conclusion ?
— Question futile, mon cher Walter, dis-je en soupirant. Ou plutôt, évitez de la lui poser, je vous en prie, parce que sa réponse serait interminable. Je suppose que les peintures étaient sur du plâtre, qui s’est détaché de la roche sur laquelle il était appliqué et est tombé par terre. Les fragments avec des inscriptions qu’ont trouvés les hommes hier faisaient partie de la décoration. Sapristi, Emerson, je devrais être habituée à vos cachotteries exaspérantes, mais pourquoi avez-vous été si secret ? Vous aviez dû trouver d’autres fragments auparavant, sinon vous n’auriez pas passé si soigneusement ces débris au tamis.
— L’habitude, je suppose, répondit Emerson, l’air un peu penaud. En réalité je n’ai trouvé que quelques petits morceaux, dont aucun ne dépassait les dix centimètres de large. La plus grande partie a dû être réduite en poudre, mais j’espère trouver d’autres morceaux au niveau du sol.
— Voilà donc pourquoi tu as travaillé si lentement, dit Walter, l’admiration prenant le pas sur son agacement. N’importe quel autre archéologue n’aurait pas relevé ces éléments, Radcliffe.
— Ce ne sont peut-être pas des éléments importants, admit Emerson. Mais on ne sait jamais. (Il sortit sa montre, y jeta un coup d’œil et se leva d’un bond en poussant un grognement d’exaspération.) Si vous avez tous fini de m’interroger, vous me permettrez peut-être de m’y mettre.
Trottinant d’un pas vif, je réussis à le rattraper avant qu’il n’atteigne l’échelle de coupée.
— Y a-t-il d’autres petits secrets que vous ayez gardés pour vous ? m’enquis-je.
Il me jeta un coup d’œil de sous ses sourcils froncés.
— Oh, voilà que vous vous intéressez à la tombe, hein ? Je vous conjure de ne pas cesser de jouer au détective à cause de moi. Loin de moi l’idée de vous détourner du plaisir de fouiller les chambres des gens et de vous livrer à de vaines spéculations sur des espions et des bandes de criminels.
— Il est étrange que nous n’ayons plus vu le Signor Riccetti ? Il se cache sans doute quelque part, dirigeant ses…
J’eus le souffle coupé à l’instant où Emerson me serra dans ses bras.
— Vous êtes incorrigible, Peabody ! Spéculez tout votre soûl, fouillez toutes les chambres de Louxor…, mais promettez seulement à votre époux martyr de ne pas prendre de risques stupides. Ne filez pas de suspects dans des ruelles obscures, ne pénétrez pas par effraction dans le quartier général secret de Riccetti…
— Oh, il a un quartier général secret ? À Louxor ?
Essayant de froncer les sourcils tout en s’efforçant de ne pas rire, Emerson m’imposa silence d’un baiser théâtral.
— Promettez, Peabody.
— Emerson, tout le monde nous regarde. Les enfants…
— Promettez !
— Bien sûr, Emerson.
Calmement, d’un air décidé, Emerson m’embrassa derechef.
— Il n’y a rien de mal à donner le bon exemple, observa-t-il en jetant un coup d’œil à notre public, composé non seulement de notre famille mais aussi de Selim et de Youssouf. Puis il me hissa sur un cheval et enfourcha le sien.
S’il avait pris la peine de regarder Nefret, il aurait peut-être hésité à donner le bon exemple. Ce n’était pas tant la courbe de ses lèvres que certaine expression rêveuse de ses yeux.
*
***
Il nous fallut trois jours de plus pour achever de dégager le couloir d’entrée. La patience extraordinaire d’Emerson fut récompensée. Sur le sol près des murs, là où ils étaient tombés plus de trois millénaires plus tôt, se trouvaient environ cinquante fragments de reliefs peints. Il fut nécessaire de déterminer précisément leur emplacement, car cela pouvait nous renseigner sur leur position initiale sur le mur. Un à un, les fragments, certains aussi petits qu’un ongle, furent ramassés et placés dans des plateaux matelassés et étiquetés. Tout habituée que je fusse à la délicatesse du toucher d’Emerson, je m’émerveillais de la dextérité avec laquelle ces grosses mains brunes maniaient les fragiles morceaux de peinture.
Quels jours heureux ce furent ! Accroupis dans la poussière, penchés sur notre travail, rencontrant de temps à autre des chauves-souris inquiètes, frottant nos yeux rougis par la poussière… Je profitais de chaque instant et Emerson était heureux comme seul un homme peut l’être quand il se livre à un travail où il excelle. Nous étions tous occupés. Chaque fragment devait être photographié (Sir Edward), copié (Evelyn et Nefret), et répertorié (Miss Marmaduke). Walter, aidé de Ramsès (à la demande pressante de ce dernier), commença à assembler les fragments. La tâche était ardue – c’était comme essayer de faire un puzzle lorsqu’il manque la plupart des pièces, observa Walter.
M’adonnant au plaisir de nos activités professionnelles, en compagnie de ceux qui nous étaient les plus chers, et devant l’absence totale d’attaque, d’agression ou de violences, j’oubliai presque mes pressentiments. Quand ils m’assaillirent de nouveau, je commençai à me demander si, après tout, Emerson n’avait pas eu raison. (Cela ne s’était encore jamais produit, mais il y a un commencement à tout.)
La première « interruption » (comme il l’appela avec causticité) eut lieu lorsque nous retournâmes à la dahabieh le soir du troisième jour. Mahmoud, notre garçon de cabine, nous attendait.
— Les paquets en provenance du Caire sont arrivés, Sitt.
— Parfait, dis-je. Ce sont sans doute les bottes et les vêtements que vous avez commandés, Walter. Ce n’est pas trop tôt ! Vos chaussures n’auraient pas tenu un jour de plus.
— Le gentleman est au salon, Sitt, poursuivit Mahmoud.
— Quel gentleman ?
— Le gentleman qui a apporté les paquets. (Le sourire de Mahmoud s’évanouit.) Il a dit qu’il était un ami, Sitt. J’espère que je n’ai pas mal fait.
— Petrie ou Quibell, je suppose, grommela Emerson. Ou bien Sayce ou Vandergelt, ou je ne sais quel autre égyptologue fouineur. Bon sang, je savais qu’ils rappliqueraient un jour ou l’autre, prêts à me bombarder de questions et à se mêler de mes fouilles.
Il partit en direction du salon et bien sûr, nous le suivîmes tous, curieux de savoir qui pouvait bien être le visiteur. J’avais ma petite idée là-dessus, et je me hâtai de rattraper Emerson. Je n’y parvins qu’à moitié, mais j’étais tout près derrière lui quand il entra dans la pièce. Trop près. Je fus presque assourdie par son rugissement.
— O’Connell ! Enfer et damnation ! Que diable fabriquez-vous ici ?
En me voyant, Kevin, qui avait battu en retraite derrière la table, estima qu’il pouvait s’avancer sans crainte. Sa nationalité était clairement inscrite sur son visage : des yeux bleus comme les lacs d’Irlande, un visage aussi tacheté qu’un œuf de pluvier, des cheveux aussi resplendissants que le bord du soleil couchant.
— Enfin, Professeur, vous n’imaginez pas que le Daily Yell laisserait échapper une histoire pareille ? Et qui pouvaient-ils envoyer sinon leur reporter vedette, hein ? Bonjour, chère madame Emerson. Toujours aussi ravissante !
Je me faufilai à côté d’Emerson, qui se tenait raide d’indignation sur le pas de la porte. Si Kevin O’Connell n’était pas le reporter « vedette » du journal à sensation le plus en vue de Londres, il pouvait certainement être considéré comme faisant autorité sur les questions archéologiques et les activités de la famille Emerson. Nos dernières rencontres n’avaient pas toutes été agréables, mais ce jeune folliculaire effronté était venu à mon secours assez souvent pour que j’aie envers lui des sentiments d’une relative bienveillance. Emerson n’entretenait pas, lui, de sentiments bienveillants à son égard. Il avait de bonnes raisons de détester Kevin en particulier et les journalistes en général. Leurs comptes rendus de ses activités ne l’avaient rendu que trop connu des lecteurs, sinon célèbre. (Et il faut admettre que le tempérament vif et les déclarations à l’emporte-pièce d’Emerson contribuaient à donner des articles fort divertissants.)
— Bonsoir, Kevin, dis-je. Pourquoi avez-vous mis si longtemps ? Je vous attendais hier.
— Pardi, mais j’ai vingt-quatre heures d’avance sur le Mirror, protesta Kevin. Et deux bons jours d’avance sur le Times. Ah, mais je vois encore d’autres amis, n’est-ce pas ? M. et Mme Walter Emerson ! J’avais espéré vous rattraper, mais vous avez été trop rapides pour moi. Maître Ramsès… Quel beau et grand garçon vous êtes devenu ! Et Miss Nefret… Ah, vous êtes un plaisir pour les yeux.
Evelyn s’avança vers lui.
— Monsieur O’Connell, n’est-ce pas ? Je suis contente de pouvoir vous remercier de la belle lettre que vous avez écrite après… après la perte de notre enfant. Vous nous avez exprimé votre sympathie de manière si délicate et si touchante.
Le visage de Kevin vira au rose, ce qui jura horriblement avec ses cheveux roux. Évitant mon regard étonné, il traîna les pieds et marmonna quelque chose d’inintelligible.
— Mmm, fit Emerson sur un ton plus amène. Ma foi, ma foi, autant vous asseoir, je suppose, O’Connell. Mais ne pensez pas…
— Oh, non, monsieur, je ne pense jamais ! (Surmontant l’embarras qu’il avait éprouvé à laisser percer sa sensibilité de gentleman, Kevin adressa à Emerson un sourire insolent.) Je ne vous aurais pas dérangé si je n’avais rencontré par hasard Mme Wilson au Caire. Quand elle m’a dit qu’elle avait des paquets pour vous, j’ai proposé de vous les apporter, comme je partais le soir même, et une fois ici, il m’a été impossible de repartir aussitôt sans…
— Oui, bien sûr, dis-je. Merci, Kevin. Vous allez devoir nous excuser un moment, mais restez dîner à moins que vous n’ayez un autre engagement. Non ? Je m’en doutais un peu. Prenez un siège. Je vais demander à Mahmoud de servir des rafraîchissements.
Comme je tenais à retrouver Kevin le plus vite possible, au lieu de prendre un bain, je me contentai de m’asperger rapidement devant le lavabo et de me changer. Dans mon dos, Emerson grommela.
— Ce n’était pas la peine de l’inviter à dîner, Amelia. Nous ne pouvons pas parler librement en présence d’un de ces journalistes de malheur.
— Sir Edward et Miss Marmaduke seront avec nous, et de toute façon nous n’osons pas parler librement en leur présence. Il est temps que nous décidions de notre attitude envers la presse, Emerson. Le fait que vous évoquiez en public la découverte d’une tombe royale intéresserait forcément beaucoup de monde, vous deviez vous en douter.
Déshabillé jusqu’à la taille et dégoulinant d’eau, Emerson tendit la main vers une serviette.
— J’ai déjà eu affaire à des membres de la presse. J’ai l’intention de continuer à me comporter de la même façon.
— Vous ne pouvez pas intimider les journaux anglais et européens comme vous l’avez fait avec ce pauvre jeune homme du Caire.
— Je n’ai pas porté la main contre cet individu, Peabody.
— Vous avez rugi en le voyant, Emerson.
— Je n’ai jamais entendu dire qu’il y avait une loi interdisant de… euh… parler fort. (Emerson laissa tomber la serviette par terre et me considéra d’un œil critique.) Avez-vous l’intention de paraître en public vêtue d’un négligé, Peabody ? Ce vêtement…
— Est ma nouvelle robe d’intérieur, Emerson. Et vous, vous n’avez pas l’intention de vous habiller pour le dîner ? Sir Edward sera en tenue de soirée.
— Non, absolument pas. Je lui ai dit que je ne voulais jamais le revoir avec cet habit. (Emerson prit une chemise propre.) Il faut que je les mette en garde, lui et Miss Marmaduke, pour qu’ils ne soufflent mot de notre travail. Cela s’applique également à vous, Amelia. C’est moi qui parlerai. Maintenant allons au salon pour surveiller O’Connell. Il est probablement en train de fouiller mon bureau.
Emerson était visiblement d’humeur autoritaire. Je le laisse toujours se faire plaisir, sauf si j’estime qu’il est nécessaire de le remettre sur les rails, mais en l’occurrence c’était inutile. Aussi dis-je, soumise, « Oui, mon chéri », ce qui me valut un sourire de satisfaction.
Kevin n’eut même pas la décence de feindre de ne pas avoir fouiné. Se levant de mon bureau à l’instant où je pénétrai dans le salon, il dit avec volubilité :
— Quelle robe séduisante, madame Emerson. Comme toujours, vous êtes ravissante. Est-ce là votre dernier exercice de traduction de l’égyptien ? Si je puis me permettre, il y manque le charme dont sont empreints plusieurs de vos précédents essais. À quoi rime ce bassin aux hippopotames ?
— Il faudra que vous attendiez la publication de l’histoire, repartis-je.
Kevin pencha la tête de côté et me décocha un sourire espiègle.
— Oh, vraiment ? reprit-il avec un accent irlandais encore plus prononcé. Comme je vous connais et vous admire depuis de nombreuses années, il ne m’a pas échappé que plusieurs de vos traductions étaient d’une manière ou d’une autre en rapport avec votre travail du moment. Votre intuition aiguë quant aux affaires criminelles a quelque chose de quasi surnaturel. Que manigancez-vous cette fois-ci, madame Emerson ? Et que viennent faire les hippopotames là-dedans ?
— Vraiment, Kevin, vous ne croyez quand même pas que je vais succomber à vos flatteries éhontées et vos questions sans subtilité ? Je ne manigance rien, et il n’y a plus d’hippopotames en Égypte.
Comme je maîtrise parfaitement l’art de la dissimulation, ma réponse ne trahissait en rien l’inquiétude que ses questions en apparence anodines avaient éveillée en moi. Ce qu’il avait dit était vrai. Lors de deux occasions au moins, le conte de fées que j’avais traduit à l’époque avait entretenu de mystérieux rapports avec les événements qui avaient eu lieu. Était-ce une fois encore le cas ? Et, dans l’affirmative, à quoi donc rimaient ces hippopotames ?
Je le conduisis sur le pont supérieur. Les autres nous rejoignirent bientôt, à l’exception d’Emerson, qui rôdait en dessous dans le but d’intercepter Sir Edward et Miss Marmaduke. La nuit était tombée lorsqu’ils firent leur apparition. Comme on le lui avait ordonné, Sir Edward portait un costume de tweed bien coupé et une cravate régimentaire. Les cheveux de Gertrude étaient dénoués – manifestement elle ne les avait pas protégés d’un foulard en traversant le fleuve, comme je le lui avais conseillé – et elle ne cessait de les tapoter. Elle paraissait encore plus apeurée que d’habitude. Je me demandai ce qu’Emerson lui avait dit.
Voyant une femme, O’Connell se mit debout, redoublant de flagornerie irlandaise. En le regardant escorter Gertrude jusqu’à une chaise, j’espérai qu’il n’allait pas se croire attiré par elle. Elle n’avait pas les charmes qui fascinent les hommes, mais Kevin aime toujours être amoureux de quelqu’un. Je suppose que c’est parce qu’il est irlandais.
Nous rappelant la mise en garde d’Emerson, nous nous efforçâmes d’éviter le sujet de la tombe. Mais ce fut impossible, vu que c’était la principale préoccupation des personnes présentes. Sir Edward fut le premier à y faire allusion – ou peut-être la coupable fut-elle Nefret. Elle n’avait guère eu l’occasion d’exercer ses artifices sur lui, car il avait pris soin de l’éviter. Ce soir-là, pendant qu’O’Connell susurrait des compliments à Miss Marmaduke, qu’Emerson discutait avec Walter du Dictionnaire de Berlin, et qu’Evelyn était occupée avec Ramsès, il avait apparemment jugé qu’il pouvait sans danger la rejoindre sur le canapé. Lors d’une accalmie dans la conversation générale, j’entendis Nefret dire :
— Vous pensez donc que votre nouvel appareil photo pourra faire l’affaire ?
La tête de Kevin pivota comme celle d’un chien qui essaie de happer un os. Sir Edward haussa un sourcil interrogateur en regardant Emerson. Un haussement d’épaules et un hochement de tête lui donnèrent la permission de répondre. Reportant son attention sur Nefret, il dit :
— Cela demandera un long temps d’exposition, mais j’ai eu de bons résultats avec le nouveau film mis au point par Kodak cette année.
— Vous allez donc photographier demain l’intérieur de la tombe ? s’enquit Kevin innocemment.
Emerson le fusilla du regard.
— Oui, je veux bien vous donner ça en pâture, O’Connell, puisque de toute façon vous l’apprendrez sans doute, mais ne me demandez pas d’y jeter vous-même un coup d’œil. Aucun amateur ne pénétrera dans cette tombe aussi longtemps qu’elle n’aura pas été déblayée.
— Tant que vous ne donnez pas la priorité au Times, murmura Kevin. Auriez-vous l’obligeance de nous dire, Professeur, ce que vous pensez trouver ? Est-ce que la reine repose tranquillement dans son cercueil, ornée de bijoux et d’amulettes magiques ?
L’arrivée de Mahmoud, venant annoncer que le dîner était servi au salon, sauva Emerson pour le moment, mais l’attention de Kevin ne se laissa pas facilement détourner. Tout au long du repas, il bombarda Emerson de questions. Je crois que ce fut seulement alors qu’Emerson comprit que son allusion impulsive à une « tombe royale inviolée » ne pouvait que susciter un énorme intérêt. Les journaux londoniens annonçant la découverte ne nous étaient pas encore parvenus, et les sourcils d’Emerson tressaillirent lorsque Kevin résuma les articles qui étaient parus.
— Des manchettes dans le Times ? répéta Emerson d’une voix mal assurée.
— C’était à prévoir, observai-je. Et vous vous devez de corriger les… euh… erreurs de la presse. Par souci de justice envers vous-même, mon chéri.
— Mmm, fit Emerson, en me gratifiant d’un regard pensif.
Il était inutile que j’explicite. Emerson agit parfois avec précipitation, mais il n’est pas stupide. Des affirmations exagérées qui se révéleraient sans fondement nuiraient à sa réputation scientifique, et nous avions maintenant lieu de soupçonner que la tombe avait été violée. Quelle douche froide ce serait si l’on découvrait la momie dépouillée de ses bijoux !
Ainsi donc, Kevin obtint plus d’informations qu’il n’aurait cru, mais moins qu’il n’avait espéré. Emerson refusa fermement de spéculer et refusa aussi d’entrer dans les détails. Cela fut néanmoins suffisant pour donner à Kevin une « exclusivité », comme cela s’appelle, je crois, et il ne fit aucune objection quand Emerson annonça qu’il était temps que nos invités partent. (Je lui ai souvent fait remarquer à quel point c’était impoli, sans le moindre succès.)
— Puis-je vous demander de me ramener à Louxor avec mes nouveaux amis ? s’enquit Kevin en levant un visage rayonnant vers Miss Marmaduke, qui minaudait, et vers Sir Edward, qui lui décocha un regard glacial.
Ainsi fut-il fait, et tandis que Kevin escortait tendrement Gertrude pour descendre l’échelle de coudée, Emerson prit Sir Edward par le bras.
— Je n’ai pas besoin de vous rappeler, lui dit-il, que les photographies que vous prenez pendant que vous êtes à mon service ne doivent être vendues ni montrées à qui que ce soit sans mon autorisation.
Le clair de lune luisant sur les cheveux blonds du jeune homme me permit de le voir se crisper.
— Non, monsieur, c’est en effet inutile, fit-il sèchement. Bonne nuit, Professeur, bonne nuit, madame Emerson.
— Vous l’avez blessé, Emerson, observai-je en regardant Sir Edward qui s’éloignait d’un air furieux.
— Les remords sont préférables aux regrets, Peabody. O’Connell lui aura fait une offre avant qu’ils ne poussent au large.
— Je suppose que vous avez raison, mon chéri. C’était astucieux de votre part d’y avoir pensé.
Satisfait de ce petit compliment, du genre de ceux qu’apprécient énormément les maris et que je veille à faire aussi souvent que possible, Emerson coula son bras sous le mien et m’entraîna vers notre cabine. Nous ne reprîmes une conversation d’ordre général que plus tard, et je revins à une idée que m’avaient rappelée les questions d’O’Connell.
— Je connais vos méthodes, Emerson, et je les approuve entièrement, bien entendu. Mais serait-ce aller contre ces méthodes que de jeter un coup d’œil – un tout petit coup d’œil entre nous – dans la chambre funéraire ? Je meurs de curiosité.
J’avais bien choisi mon moment. Emerson était d’humeur extrêmement aimable.
— Je compatis, ma chérie, et je suis tout aussi curieux que vous. Mais cela ne sera pas aussi facile que vous le pensez. Les décombres derrière cette porte n’ont pas été empilés là pour boucher l’ouverture, comme les éclats de pierre dans l’antichambre ; ils proviennent d’un effondrement partiel du plafond de ce qui semble être un escalier – en pente descendante, comme c’est souvent le cas dans ces tombes. Les pilleurs actuels en ont dégagé une partie et ont étayé leur tunnel à l’aide de bâtons et de planches…
— Et comment savez-vous ça ? Oh, Emerson, comment avez-vous pu ? Vous avez déjà exploré ce tunnel. Et vous ne m’avez rien dit !
Emerson eut l’air un peu gêné.
— J’ai jeté un simple coup d’œil, Peabody. Sur un mètre ou deux, aussi loin que j’ai pu aller, une bougie à la main. Je n’ai pas pu pénétrer dans ce fichu tunnel, il est trop étroit pour moi.
— Mais pas pour moi. Laissez-moi essayer !
Me prenant dans ses bras, Emerson exprima ses réserves, ajoutant :
— Je connais vos dimensions ainsi que celles du tunnel, et elles ne sont pas compatibles. Vous vous coinceriez, Peabody, je vous assure.
— Vous pourriez me tirer par les pieds.
— Et risquer d’abîmer votre… euh…, d’abîmer votre personne ? En aucun cas, ma chère Peabody. Ramsès y parviendrait peut-être.
— David est plus mince que Ramsès.
Devant le mutisme d’Emerson, je repris :
— Vous avez toujours des doutes à son égard. C’est injuste, Emerson.
— Peut-être. Mais qu’a-t-il fait pour prouver sa loyauté envers nous ? Cela fait maintenant deux fois que Ramsès a pris des risques pour sauver le garçon de la mort et pour lui éviter d’être soupçonné d’un odieux forfait. Pourtant David continue à affirmer qu’il ne peut rien nous dire pour nous aider ou nous expliquer pourquoi il est prétendument en danger.
*
***
En raison de notre travail écrasant, je n’avais pas beaucoup vu David au cours des derniers jours. Il nous accompagnait toujours à la tombe, car j’estimais qu’il courait moins de risques là-bas que seul sur le bateau, mais il restait à l’écart, évitant tout le monde sauf Nefret et Ramsès. Les remarques d’Emerson m’avaient mise plus mal à l’aise que je ne voulais l’admettre et je résolus de parler au garçon dès que possible.
Je fus en mesure de le faire le matin suivant l’arrivée de M. O’Connell. Mohammed avait fini de fabriquer l’escalier l’après-midi précédent, et sous les ordres d’Emerson les hommes se mirent en devoir d’installer la structure. Je n’avais rien à faire jusqu’à ce qu’ils aient terminé, et O’Connell – qui avait fait son apparition dès potron-minet, armé de son carnet – était occupé à suivre les opérations. Aussi partis-je en quête de David.
Le long du pied de la colline il y a beaucoup d’entrées inachevées de tombes privées, lesquelles n’ont pas été fouillées. Tel un anachorète des premiers temps du christianisme, David s’était réfugié dans l’une d’elles. Il – ou bien Ramsès et Nefret – l’avait rendu aussi confortable que possible : il y avait une paillasse par terre, une cruche d’eau, et plusieurs paniers. David était accroupi sur la paillasse, occupé à travailler à l’aide d’un marteau et d’un burin à quelque chose qu’il tenait entre les genoux. Lorsqu’il me vit approcher, il eut un geste brusque comme pour dissimuler l’objet. Toutefois, il ne pouvait pas le cacher sur lui, car il était aussi grand que mes poings réunis : c’était une tête sculptée, dans l’ancien style égyptien. Je n’en voyais que la partie postérieure, et elle semblait coiffée d’une sorte de couvre-chef.
— Bonjour, dis-je plaisamment. Je suis contente de voir que tu t’occupes, David. Tu exerces tes talents, c’est ça ?
— Bonjour, Sitt Hakim, répondit-il sans un sourire. J’espère vous allez bien aujourd’hui ? J’espère vous avez bien dormi.
Les mots avaient été prononcés avec une attention méticuleuse, et leur caractère formaliste m’aurait fait sourire si je n’avais craint d’offenser le garçon.
— Merci, j’ai dormi profondément et je vais très bien. J’espère qu’il en est de même pour toi. Puis-je voir ce que tu fais ?
Il déposa soigneusement ses outils dans un panier et me tendit la sculpture sans commentaire.
La pièce était inachevée et le couvre-chef n’était qu’esquissé. David s’était concentré sur le visage. C’était manifestement un portrait de Nefret, car on ne pouvait se méprendre sur la ressemblance. Mais c’était également, là aussi, sans l’ombre d’un doute, le portrait de quelqu’un d’autre. Une altération presque indéfinissable de certains traits renforçait la ressemblance que j’avais observée en d’autres occasions. Et le couvre-chef était une couronne – la couronne en forme de vautour portée par les reines égyptiennes.
L’œil de David était celui d’un artiste. S’agissait-il seulement d’une innocente forme de flatterie, conférant à sa nouvelle amie les attributs de la jeune reine ? Ou bien avait-il vu encore plus clairement que moi la ressemblance fortuite et fugace entre Nefret et Tétishéri ? C’était sans malice dans les deux cas, mais cela me mit mal à l’aise. Shelmadine avait parlé sans cesse de réincarnation, et il me parut probable que Gertrude ajoutât foi elle aussi à cette doctrine abstruse. Je ne voulais vraiment pas que des idées pareilles entrent dans la tête de Nefret.
La ressemblance et les pensées dérangeantes qu’elle éveilla firent attendre mon commentaire.
— C’est magnifique, David. Remarquable.
Les frêles épaules du garçon se détendirent.
— Vous n’êtes pas en colère que j’aie fait ça ?
— Au contraire… (Je m’assis par terre à côté de lui.) L’exercice d’un talent comme le tien est un devoir et un droit donné par Dieu. Seul un vandale tenterait de restreindre… (Je m’interrompis en voyant son expression perplexe.) Je ne suis pas en colère. Je suis très contente. Seulement… Pourquoi lui as-tu fait une couronne en forme de vautour ?
Il comprit la question, mais il arborait toujours une expression perplexe.
— Je ne sais pas, finit-il par dire. C’était… (Il fit un geste expressif de sa main fine.) C’était comme ça qu’il fallait faire.
Un artiste qui aurait mieux maîtrisé l’anglais et aurait eu meilleure opinion de lui-même aurait formulé cela plus élégamment. Mais je compris ce qu’il voulait dire.
— Je ne perds pas le temps. (D’un autre panier, il sortit un carnet et un crayon.) J’apprends. Vous voulez que je lis ?
Il s’exécuta, ouvrant le carnet à une page sur laquelle je reconnus l’écriture soignée de Nefret. Il n’y avait que quelques phrases, utilisant les mots les plus simples, mais elle avait troussé une petite histoire au sujet d’un garçon qui vivait en Égypte, où le soleil brille et où il y a un large fleuve.
— Très bien, dis-je.
Je commençais à sympathiser avec la pauvre mère poule dont un rejeton disgracieux semble devenir quelque chose auquel elle ne s’attendait pas et devant lequel elle ne sait quelle attitude adopter. Qu’allait faire le garçon ensuite ? Des logarithmes ?
Je me levai.
— Je dois retourner au travail, David. Je suis contente de toi. Mais ne néglige pas – tu connais ce mot ? – le portrait de Nefret pour tes études. Il est vraiment… remarquable.
— Je le ferai soigneusement, Sitt Hakim. Il est pour vous.
Tandis que je m’éloignais, je l’entendis répéter inlassablement « re-mar-qu-able », en s’efforçant d’imiter mes inflexions.
Je décidai d’attendre que la tête soit terminée avant de la montrer à Emerson. Il serait sûrement aussi touché que moi, et tout aussi impressionné par le talent du garçon. Cependant, les préjugés d’Emerson étaient profondément ancrés. Il serait difficile de le convaincre que David était loyal.
Jusqu’à quel point, nous devions bientôt le découvrir.
*
***
L’escalier fut finalement mis en place peu avant midi. Les hommes font toujours des histoires pour rien à propos de menuiserie et d’autres travaux simples – dans l’espoir, je suppose, de faire croire aux femmes que ces tâches « masculines » sont plus difficiles qu’elles ne le sont en réalité –, mais ce travail particulier présentait à vrai dire quelques problèmes. Fixer solidement la structure à la paroi rocheuse exigea de gros boulons d’acier ainsi qu’une série de supports, et Mohammed dut faire à la fin un certain nombre d’ajustements. Après qu’Emerson eut plusieurs fois monté et descendu l’escalier à pas pesants pour s’assurer de sa solidité, j’eus l’honneur d’être la première à faire l’ascension.
Le couloir d’entrée ayant été dégagé jusqu’au niveau du sol, nous nous attaquâmes à l’antichambre. Les photographies prirent un bon moment, car Emerson voulait des clichés sous tous les angles possibles et à diverses distances. Pour éclairer, il avait utilisé des réflecteurs – de grandes feuilles de fer-blanc, orientées de façon à capter les rayons du soleil et les concentrer sur la zone à photographier. Ceux-ci s’étaient avérés remarquablement efficaces. Sir Edward avait développé ses plaques chaque soir, et les résultats furent encore meilleurs que ce que nous espérions.
À mesure que l’après-midi avançait, mon impatience devant ces tâches nécessaires mais fastidieuses se fit de plus en plus grande. Je mourais d’envie de commencer les fouilles proprement dites : de mettre totalement au jour les représentations de Tétishéri rendant hommage aux dieux des Enfers, partageant des offrandes, assise en majesté avec son défunt mari et son petit-fils dévoué ; d’apprendre si l’animal sous son fauteuil, dissimulé en partie par les débris, était un chat, un chien ou un autre animal familier ; de passer au tamis tous ces gravats passionnants, qui contenaient des bouts de cercueils brisés et des morceaux de leurs anciens occupants. Ramsès était dans les mêmes dispositions. Incapable de se retenir, il tendit la main vers un objet fragile de couleur marron qui émergeait de la masse. Une remarque péremptoire de son père attentif le fit sursauter, et il retira la main.
De plus en plus fréquemment mes yeux étaient attirés par l’ouverture rectangulaire perçant le mur du fond. Les décombres dans l’antichambre avaient beau être pleins d’intérêt, ils pâlissaient devant la perspective de ce que l’on pouvait découvrir derrière ce trou noir. Quand Emerson nous fit cesser le travail, précisant que nous allions poser une grille et commencer à déblayer la chambre le lendemain, je n’y pus plus tenir. Il était, comme d’habitude, le dernier à partir. Je m’attardai.
— Emerson, chuchotai-je, croyez-vous… ce soir ?
Il comprit. Je savais qu’il comprendrait. Cet esprit ardent est aussi sensible que le mien à l’attrait de l’aventure et de la découverte. Lui aussi avait dardé des coups d’œil de plus en plus fréquents vers cette ouverture mystérieuse.
Pourtant il hésitait, et lorsqu’il prit la parole, il y avait une note d’indécision inhabituelle dans sa voix.
— Je ne sais pas, Peabody.
— Souffririez-vous de prémonitions, mon chéri ?
— Je ne souffre jamais de prémonitions ! (Une chauve-souris, accrochée au plafond telle une frise vivante, s’agita, et Emerson poursuivit sur un ton plus modéré, mais avec autant de chaleur :) Pressentiments, prémonitions, fantasmes sans consistance ! Gardez pour vous vos prémonitions, Peabody, sacrebleu !
— Je n’en ai pas pour le moment, Emerson. Je meurs de curiosité, voilà tout.
— Je suis soulagé de l’apprendre.
Il hésitait encore. Je m’apprêtai à assener l’argument définitif – ou plus exactement à le formuler à haute voix, car Emerson connaissait aussi bien que moi la manie exaspérante qu’a son fils d’essayer de devancer ses parents.
— Si nous n’explorons pas ce tunnel, Ramsès le fera – seul et sans les mesures de sécurité qui s’imposent. Je suis du reste étonnée qu’il n’ait pas encore essayé.
— Crénom ! lâcha Emerson.
Evelyn m’attendait au pied de l’escalier, avec une tasse d’eau et un linge humide.
— Vous avez l’air épuisée, Amelia, dit-elle anxieusement. Désaltérez-vous d’abord et essuyez-vous le visage.
Je la remerciai et bus l’eau avec reconnaissance.
— Vous devez en avoir assez de rester assise ici en bas toute seule, lui dis-je. Nous ferons appel à vos talents dans peu de temps, Evelyn.
— Oh, je suis bien. J’aime parler à David. Il était un peu timide au début, mais il semble être plus à l’aise avec moi à présent. Et, ajouta-t-elle en souriant, les chats m’ont merveilleusement tenu compagnie. Je pensais qu’ils seraient incapables de renoncer à l’attrait d’une tombe pleine de chauves-souris, mais ils sont restés avec moi.
— Ce doit être l’effet de votre charme irrésistible, observai-je. Bastet aime les tombes, et elle ne s’éloigne guère de Ramsès. Mais elle s’est seulement approchée de l’entrée du corridor d’accès.
Nous ne mîmes les autres au courant de notre projet qu’après le départ pour Louxor de Gertrude, de Sir Edward, et de Kevin, lequel serait volontiers resté pour le thé, si j’avais relevé ses sous-entendus. C’est Emerson qui l’annonça, ajoutant en me décochant un regard sévère :
— Nous ne tenterons rien tant que je n’aurai pas examiné à fond l’endroit et que je ne me serai pas assuré que nous ne risquons pas un autre effondrement. Ce sera une reconnaissance préliminaire, et si je ne suis pas parfaitement convaincu, nous ne ferons rien. C’est bien compris ?
Tout le monde insista pour nous accompagner. Je n’essayai pas, comme je l’aurais fait autrefois, de dissuader Evelyn. Ce pantalon turc, auquel ni l’une ni l’autre ne fit allusion directement, produisit sur moi un tel effet que j’en aurais pleuré (si j’avais tendance à pleurer). Elle avait dû faire confectionner cet ensemble en secret, l’essayer durant les rares moments d’intimité dont peut jouir une épouse et mère, puis le cacher de nouveau. C’était un fantasme émouvant, un substitut à la vie active qui lui avait été refusée. Ma foi, elle était servie à présent, et pourquoi l’aurais-je empêchée de prendre les risques qui confèrent à une telle vie un piquant plaisir ?
C’est la réaction de Ramsès qui fut la plus intéressante : il ne dit absolument rien. C’était suspect en soi.
— Eh bien, Ramsès ? fis-je.
L’espace de quelques secondes, Ramsès me regarda fixement à son tour, puis admit qu’il avait perdu.
— Il n’y a pas grand-chose à craindre, Mère, pour quelqu’un de petit gabarit. À mesure que la pente descend, les gravats s’amenuisent.
— Jusqu’où es-tu allé ? m’enquis-je avec le calme que j’ai acquis après des années de pénible pratique.
— Je n’ai fait que quelques mètres. Papa est remonté et je…
— Bon sang ! s’exclama Emerson.
Après une courte discussion, il fut décidé que ce serait Ramsès qui pénétrerait dans le tunnel. C’est Nefret qui éleva les objections les plus véhémentes.
— Je ne suis pas plus grosse que Ramsès ! C’est seulement parce que je suis une fille…
— Voyons, tu sais bien que je n’autorise pas de telles attitudes discriminatoires, Nefret, l’interrompis-je. Ramsès a plus d’expérience que toi.
— Euh, mmm, oui, acquiesça Emerson. (Dans son cas, l’accusation de Nefret n’était que trop pertinente, même s’il ne l’admettrait jamais.) Ramsès sait parfaitement se faufiler dans des endroits étroits. Es-tu sûr que tu es en forme, mon garçon ?
— Oui, Père, tout à fait en forme.
— Non, ce n’est pas vrai ! (Nefret ne discutait jamais les décisions d’Emerson. Elle avait d’autres méthodes, plus efficaces, pour le convaincre de changer d’avis. Je pus juger en cette occasion du degré de son indignation par le fait qu’elle abandonnait ces méthodes en faveur d’une confrontation directe.) Il faudra qu’il rampe sur le ventre, et le bord tranchant d’une pierre pourrait très bien rouvrir la plaie, et je…
— Ça suffit, coupa Emerson.
Nefret connaissait ce ton, bien qu’Emerson ne l’eût jamais utilisé avec elle. Ses lèvres frémirent et les larmes lui vinrent aux yeux. C’était une expression extrêmement touchante. Je me demandai si elle s’était entraînée devant la glace.
Emerson eut un air si coupable qu’on aurait pu croire qu’il l’avait giflée, mais il n’en démordit pas.
— Ta sollicitude pour ton frère te fait honneur, Nefret, mais elle est inutile.
Sa sollicitude (si c’était réellement ce qui avait motivé sa réaction) était peut-être inutile, mais je crus devoir m’en assurer. Après le dîner, avant d’enfiler ma tenue de travail, je me rendis à la cabine de Ramsès.
La blessure était en bonne voie de guérison. Cependant, je pris la précaution d’ajouter quelques couches de pansements supplémentaires, que je fixai solidement.
Nous ne fîmes pas le moindre effort pour dissimuler notre départ. Notre destination serait bien vite connue des hommes qui montaient la garde. C’étaient seulement nos intentions que nous espérions garder secrètes, pour le moment du moins. Nos hommes étaient toujours réunis autour du feu de camp quand nous arrivâmes. Ils se levèrent aussitôt en entendant la voix de stentor d’Emerson, et Abdullah s’empressa de venir à notre rencontre.
— Est-ce vous, Maître des Imprécations ?
— Si tu croyais que c’était quelqu’un d’autre, pourquoi diable ne t’es-tu pas manifesté ? lui lança Emerson avec humeur.
— Soyez raisonnable, Emerson, dis-je comme Abdullah détournait les yeux en dansant d’un pied sur l’autre. Ils viennent de finir leur premier repas de la journée et de boire leur premier verre d’eau depuis le lever du soleil. Nous aurions dû vous avertir de notre venue, Abdullah.
— Satanée religion, marmonna Emerson.
Chandelle en main, nous gravîmes les marches. Le spectacle devait être bien joli vu d’en dessous – cette file de flammes vacillantes montant lentement dans l’obscurité. Au dernier moment Emerson se radoucit et permit à Abdullah de venir avec nous.
Il avait cédé, me dis-je, pour se faire pardonner sa remarque grossière sur la religion, mais le brave homme fut fort utile. La force et l’acuité visuelle d’Abdullah avaient diminué au cours des années, mais c’était le raïs le plus habile d’Égypte. Ensemble lui et Emerson construisirent rapidement, à partir des planches qu’ils avaient apportées, une rampe qui enjambait les gravats empilés jusqu’à l’ouverture. Après qu’Abdullah eut jeté un coup d’œil à l’intérieur, lui et Emerson tinrent un conciliabule à voix basse, puis Emerson se tourna vers Ramsès :
— Il pense qu’il n’y a pas de danger. Vas-y.
Ramsès escalada prestement la rampe, glissa la tête et les épaules dans l’ouverture.
— Bon sang, Ramsès, dit son père affectionné, qu’est-ce qui te prend de plonger tête la première dans un trou noir ? Allume ta chandelle et pour l’amour de Dieu essaie de ne pas prendre feu ni de mettre le feu à des objets inflammables.
— Je suis désolé de ne pas avoir pensé à la chandelle, Père. Je suis tellement surexcité que j’en ai oublié ma prudence coutumière.
— Ha ! fis-je. Vas-y lentement, Ramsès, et parle sans t’interrompre.
— Je vous demande pardon, Mère, ai-je bien entendu ?
Assurément ce n’était pas un ordre que j’imaginais pouvoir lui donner un jour, mais je n’étais pas d’humeur à supporter un échantillon de l’humour très particulier de Ramsès.
— Tu as bien entendu, jeune homme. Tu n’as guère fait plus de deux mètres dans ce trou. Décris exactement ce que tu vois et ce que tu ressens à mesure que tu avanceras.
Tenant sa chandelle au bout de sa main tendue, Ramsès avait déjà introduit la plus grande partie de son anatomie dans le tunnel. Son « Oui, Mère » résonna étrangement.
— Attends une minute, ordonna Emerson. (La partie visible de Ramsès – ses membres inférieurs à partir des genoux – s’immobilisa avec obéissance. Emerson enroula une corde autour de la cheville gauche du garçon et la serra. Ramsès ne fit pas de commentaire.) Vas-y, dit Emerson. Et parle tout le temps, ou, du moins, fais du bruit. Si je n’entends plus ta voix pendant plus de trente secondes, je te tirerai pour te faire sortir.
Nous nous groupâmes au pied de la petite rampe. À la lueur des bougies je vis des visages aussi graves et anxieux que le mien devait l’être. Avec sollicitude, Walter passa le bras autour des épaules d’Evelyn, dont les grands yeux étaient fixés sur l’ouverture. Les pieds de Ramsès avaient à présent disparu.
Le dernier geste d’Emerson avait fait comprendre à tous ceux qui ne l’avaient pas encore compris à quel point l’entreprise était périlleuse. Le tunnel grossièrement percé risquait de s’effondrer à tout moment. L’air dans les profondeurs – jusqu’à quelle profondeur, du reste ? – pouvait être vicié. La liste des dangers potentiels était trop longue pour être rassurante, et la corde autour de la cheville de Ramsès pouvait être son seul espoir s’il était en danger.
Il devait être difficile, même pour Ramsès, de continuer à parler dans cet espace confiné, avec de la poussière dans la gorge, mais il obtempérait. À mesure qu’il s’enfonçait, il devint de plus en plus difficile de saisir ce qu’il disait. Nous perçûmes « s’évase », « bandelettes de momie », puis, haut et fort, le mot « fémur ».
— C’est normal qu’il voie des os, dis-je doucement à Evelyn afin d’apaiser son anxiété manifeste.
— Peu importe ce qu’il dit dans la mesure où il parle, chuchota Evelyn. Quelle distance a-t-il parcourue, Radcliffe ?
Emerson avait laissé filer la corde.
— Moins de trois mètres. Il n’est pas facile d’avancer avec…
Le hurlement, atrocement amplifié par l’écho, qui s’échappa de l’ouverture le fit reculer et trébucher. Il poussa à son tour un cri de terreur poignant. Il ne flotta qu’un instant. Agrippant la corde, il la tira fermement. Ramsès continuait à hurler et Emerson à tirer sur la corde de toutes ses forces jusqu’à ce que les pieds de Ramsès apparussent. Lâchant la corde, Emerson s’empara des pieds, tira le garçon et le prit dans les bras.
Les yeux de Ramsès étaient hermétiquement fermés, ce qui n’était pas surprenant vu que ses paupières étaient couvertes de poussière et que du sang, coulant de nombreuses coupures et éraflures, lui sillonnait le nez et le front. Je débouchai mon bidon et aspergeai le visage de Ramsès.
— Merci, prononça ce dernier.
Evelyn, pâle comme un spectre, sortit son mouchoir et lui essuya le visage.
— Qu’est-ce que c’était ? Où es-tu blessé ?
— Je ne suis pas blessé, dit Ramsès. Je me suis simplement coupé et cogné quand Père m’a tiré précipitamment hors du tunnel. Mère, je vous en prie, il y a des dames présentes.
J’avais vivement ouvert sa chemise, faisant sauter les boutons aussi brusquement qu’Emerson en a l’habitude. Le pansement était toujours en place et il n’était pas taché. Du moins, pas par du sang.
— Il paraît relativement indemne, déclarai-je.
— Morsure de serpent, commenta Emerson d’une voix rauque.
— Ne soyez pas absurde, Emerson, que ferait un cobra au fin fond d’une tombe ?
— Alors pourquoi a-t-il crié ? (Le visage d’Emerson retrouva quelques couleurs.) Je ne l’ai jamais entendu faire des bruits pareils.
— J’ai crié la première fois, dit Ramsès, visiblement dépité, sous l’effet du choc et de la surprise. J’ai continué à crier parce que je tâchais de vous empêcher de me tirer avec une telle précipitation. Vous pouvez me déposer par terre, Père, je vous assure que je suis tout à fait capable de rester debout sans qu’on me soutienne, et c’est très humiliant d’être tenu comme…
— Pourquoi as-tu crié ?
Emerson serrait les dents et les bras qui tenaient Ramsès.
— Pas par peur, je vous assure. (Ramsès jeta un coup d’œil à Nefret.) Je n’ai rien rencontré qui puisse alarmer. En fait, il est assez facile d’avancer après les premiers mètres. Les marches sont raides et cassées, mais il n’y a pas de gravats dans la partie inférieure… et pas de cobras. Ce doit être les voleurs qui ont enlevé le couvercle du sarcophage à la recherche d’amulettes et de bijoux… Mère ! Arrêtez-la, Père, il n’y a pas de danger, mais la vision est… Oh, bon sang !
J’atteignis la rampe un quart de seconde avant Nefret, et je fus dans le tunnel avant qu’Emerson ne pût m’en empêcher. Je connaissais suffisamment le style des exordes de mon fils pour être certaine qu’il continuerait à discourir, prolongeant exprès le suspense, jusqu’à me forcer à le réprimander ou à le corriger, ce qui aurait manqué de dignité. Il fallait que je voie par moi-même.
Une main m’attrapa le pied, mais je me dégageai. (Je suis tout aussi douée que Ramsès pour me faufiler dans des espaces étroits, bien que j’en tire moins de gloire.)
L’air au fond des tombes égyptiennes n’est guère agréable aux narines, mais à mesure que j’avançais je perçus une odeur écœurante qui m’était inconnue. Comme Ramsès l’avait indiqué, les gravats n’encombraient que le haut de l’escalier, et mon rythme cardiaque s’accéléra quand la petite flamme de ma chandelle me révéla, en contrebas, la forme caractéristique d’un cercueil aux contours de momie. L’air était raréfié, la chandelle brûlait mal. J’étais tout près de l’objet lorsque je me rendis compte que ce n’était pas le genre de cercueil que j’avais espéré voir. Il n’y avait pas de scintillement doré, pas de pierres incrustées jetant des éclats, pas la moindre trace d’inscription. La poussière recouvrait une surface blanche toute simple de bois peint.
Il ne s’agissait donc pas d’un cercueil royal. Déçue mais toujours curieuse, je me mis à genoux. Le couvercle avait été retiré et jeté sur le côté. L’occupant du cercueil était exposé.
Exposé, c’était bien le mot. Le corps était nu ; il n’était pas entouré de la moindre bandelette. Il était – malheureusement – dans un parfait état de conservation. La tête était rejetée en arrière, la bouche horriblement déformée par un hurlement pétrifié de douleur et de désespoir. Je me détournai, plaquant les mains contre ma bouche pour refouler la nausée qui me montait à la gorge. L’ignoble puanteur qui émanait du cercueil était déjà assez épouvantable. Mais le pire, c’était ce que j’avais compris en voyant les cordes qui entravaient les mains griffues et les pieds rigides. L’homme avait été enterré vivant.